Par Kahina Bencheikh El-Hocine – L’archevêque d’Alger a indiqué que la reconnaissance des crimes commis contre le peuple algérien pendant la colonisation «est un facteur principal pour l’apaisement des relations entre les deux pays». Le cardinal Jean-Paul Vesco a ajouté que la France et les Français se devaient de reconnaître les massacres commis contre le peuple algérien pendant 132 ans d’exactions, d’enfumades et d’assassinats, «depuis des décennies». «Des décennies où tout aurait dû être dit, simplement reconnu, pour que les générations d’aujourd’hui n’en portent pas se fardeau», a-t-il étayé, dans un entretien à la chaîne YouTube de l’Union algérienne.
Pour Mgr Vesco, «nous pouvons parler du 8 Mai 1945, de la guerre d’Indépendance, de 132 ans de colonisation, qui sont un fardeau et ont laissé des blessures profondes dans l’âme du peuple algérien jusqu’à aujourd’hui». «Mais pour le comprendre et le sentir, il faut le vivre au quotidien», a-t-il souligné. «Il y a longtemps que ce fardeau ne devait plus peser sur les épaules du peuple algérien et aussi du peuple français. Il y a bien longtemps, simplement, qu’il aurait dû être reconnu. Simplement ce qui s’est passé, simplement les faits et cela aurait suffi», a-t-il dit, en s’étonnant que l’on puisse, aujourd’hui, en France, «contester les actes de tortures pendant la Bataille d’Alger, en 1957». «Cela est insupportable», a-t-il déploré.
«Il y a eu un énorme travail, il y a dix ans de cela, d’une journaliste du Monde, Florence Beaugé, qui a réalisé toute une enquête et qui a retrouvé le poignard oublié par Jean-Marie Le Pen quand il venait torturer â’mi Moulay. Quand j’étais à l’archevêché, une femme est venue, elle avait dix ans, à l’époque. C’était la voisine de â’mi Moulay. Elle a entendu toute la torture subie par cet homme devant toute sa famille. Elle entend son père chuchoter à l’oreille de sa mère qu’il allait être arrêté aussi, mais ne le sera pas parce que â’mi Moulay n’a pas parlé. Et quand j’entends que c’est encore nié, c’est complètement fou», s’est remémoré Mgr Jean-Paul Vesco, non sans peine.
Selon le cardinal, il y a un véritable poids mémoriel dont il faut se défaire. «A un moment, il faut se libérer. Evidemment, il n’y a pas mieux qu’une parole simple de reconnaissance. Elle a manqué jusqu’à aujourd’hui», a reconnu l’archevêque d’Alger, en ajoutant qu’«en dépit des gestes et des mots, la vraie parole qui permet de faire comprendre à nous-mêmes que nous avons compris la souffrance, que nous avons compris les blessures manque toujours».
«Je pense qu’elle [la parole] est sans doute difficile aujourd’hui parce qu’il faut pour cela une connivence, une amitié. C’est dans la vie ensemble que nous comprenons cette blessure et la ressentons, et tant que ce n’est pas le cas, nous ne pouvons avoir cette parole. Cela marche avec la mémoire collective des peuples», a encore affirmé Jean-Paul Vesco, en notant que la blessure ne peut s’atténuer de génération à génération. «Bien au contraire, nous voyons que c’est exactement l’inverse. En fait, elle empire», a-t-il fait remarquer.
«Il n’y aura pas de parole juste tant que, d’une manière ou d’une autre, celui qui la prononcera, un chef d’Etat par exemple, aura compris dans sa chair, dans son être, ce qu’est n’avoir, pendant 130 ans, sur la terre de ses aïeux, compté pour rien et avoir subi l’injustice. Cela sera difficile», a estimé le dignitaire religieux, pour lequel «le problème est que nous, en tout cas en France, n’avons pas ça dans notre mémoire collective. Les Français d’aujourd’hui, qui n’y sont pour rien dans tout cela, n’ont pas de mémoire ni de compréhension profonde de ce que c’est, et cela est important et grave».
Pour que les relations diplomatiques entre l’Algérie et la France soient apaisées, Jean-Paul Vesco est catégorique : «Nous avons parlé de mémoire, et je pense que la reconnaissance est essentielle tel que je l’ai dit. Nous parlons de Bugeaud, de Pélissier, des enfumades, mais tout cela n’a pas été enseigné. Nous parlons assez facilement de l’instrumentalisation du passé et du fait de tourner la page, mais l’instrumentalisation a commencé parce que, tout simplement, elle a été possible à cause du silence qui entoure l’histoire et de la négation de ce qui a été vécu. Nous avons tourné la page sur 130 ans de colonisation. La page a été tournée sur 10 ans de guerre d’Indépendance, cela est impossible !», a expliqué Mgr Vesco. Et de renchérir : «J’avais des amis qui habitaient la rue Bugeaud. Je ne me suis jamais demandé qui était ce personnage. Je pensais que c’était juste un général valeureux. Jean-Michel Apathie, qui a provoqué un scandale, a été sanctionné parce qu’il a dit que, pendant ce temps de colonisation, il y a eu des centaines d’Oradour-sur-Glane, faisant référence aux enfumades», en se demandant «pourquoi cette comparaison est inacceptable et scandaleuse» en France.
«Oradour-sur-Glane a une place symbolique dans notre mémoire, et il y en a des centaines dans la mémoire algérienne», a-t-il poursuivi, en appelant à en parler «car, a-t-il expliqué, c’est cela qui libèrera les générations futures et les générations actuelles. On a simplement besoin de vérité. Dans l’Evangile, il y a une parole qui dit la vérité vous rendra libre, alors faisons la vérité».
«Est-ce que cela permettra de meilleures relations entre les deux pays et les personnes, je le souhaite ; en tout cas, cela ne peut pas les aggraver. Mais, au moins, nous l’aurons fait. Pour moi, c’est véritablement une reconnaissance du caractère inhumain de la colonisation en elle-même», a affirmé Mgr Vesco. «Il faut également prendre conscience que cette histoire a été absente de notre culture et de ce que l’on nous a enseigné», a-t-il fait constater, en estimant qu’«il faut regarder devant». «Pour moi, il y a un fait évident : c’est que, en Algérie, comme dans tous les pays colonisés par la France, la devise française – liberté, égalité, fraternité – n’a pas été honorée dans ces pays-là», a-t-il admis, en précisant que «l’enjeu, aujourd’hui, est celui de la fraternité». «Ce mot est essentiel dans l’islam et est essentiel dans le christianisme, et il est sur le fronton de toutes les mairies de France. Nous gagnerons ou nous perdrons sur la façon dont nous serons capables d’être frères», a-t-il assuré.
«Il nous faut reconnaitre et admettre comme un fait que nous ne nous sommes pas comportés, nous Français en Algérie, comme dans les autres colonies, et sans doute après les indépendances. Nous n’avons pas été à la hauteur de notre idéal de fraternité. C’est une vraie mission pour les Franco-Algériens, notamment dans la relation entre la France et l’Algérie», a-t-il encore dit.
A une question sur une visite probable du pape Léon XIV en Algérie, l’archevêque d’Alger a indiqué que le souverain pontife «est attendu». «Il est invité et il le sait, et je crois savoir qu’il souhaiterait venir».
K. B.