Une contribution de Khaled Boulaziz – Dick Cheney est mort dans son lit, apaisé, entouré des siens, comme si l’histoire lui devait une sieste tranquille après avoir allumé un incendie planétaire. Mais la mort de cet homme n’a pas enterré son œuvre funeste : elle l’a disséminée. Cheney n’a pas seulement bombardé l’Irak, il a façonné un langage, une idée fixe, un logiciel politique : l’islam comme ennemi structurel, comme civilisation à contenir, à humilier, à surveiller jusqu’au dernier souffle. Il a donné au monde une doctrine : la guerre préventive, le mensonge comme instrument légitime, le chaos comme outil géopolitique, et l’alliance sacrée avec un Israël devenu intouchable – non par morale, mais par calcul stratégique. La machine sioniste pouvait s’étendre, les Palestiniens étouffer, les pipelines être posés sur des ruines ; qu’importe, la guerre sainte libérale était en marche.
A ses côtés, les prophètes laïcs de ce désastre : Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld et toute la secte néoconservatrice sioniste de Washington. Ils ne portaient ni Bible ni croix, mais prêchaient avec la ferveur des inquisiteurs. Il fallait remodeler le Moyen-Orient, «démocratiser par le feu», pulvériser Bagdad pour protéger Tel-Aviv, installer des bases militaires autour de l’Iran comme on encercle une bête malade. Ceux qui doutaient n’étaient pas patriotes. Ceux qui résistaient étaient des barbares. Au fond, selon eux, il n’existait que deux types d’humains : ceux qui acceptent la suprématie de l’Occident, et ceux qu’il faut corriger à coups de drones.
Le monde a vu ce que cela a produit : un million de morts en Irak, des tortures à Abu Ghraib, des orphelins par centaines de milliers, des villes réduites à des cendres. Et Cheney, imperturbable, répétait que c’était «nécessaire». On pourrait croire que cette époque appartient aux archives. Erreur. Cet esprit est vivant. Il a changé de visage, de ton, de costume. Il s’appelle aujourd’hui Pete Hegseth.
Pete Hegseth est la créature d’un pays qui n’a jamais vraiment regardé ses crimes. Ancien militaire, passé par l’Irak et l’Afghanistan, devenu présentateur sur Fox News, il est aujourd’hui secrétaire à la Défense des Etats-Unis. Il n’a pas l’élégance froide de Cheney, ni son cynisme feutré. Hegseth est brut, frontal, théâtral. Il tatoue sur son bras comme un étendard de défi. Il écrit un livre qu’il intitule sans détour American Crusade. Oui, croisade. Il parle de l’Amérique comme d’un bastion assiégé, menacé par l’islam, les élites, les progressistes, les «intellectuels décadents». Il ne cherche pas à convaincre, il veut rallier, mobiliser, sanctifier le conflit.
Ce qui était implicite chez Cheney – l’idée d’un affrontement civilisationnel contre l’islam – devient explicite chez Hegseth. Cheney justifiait la guerre par la «sécurité nationale» ; Hegseth l’assume au nom de Dieu, de la Bible, de la «civilisation judéo-chrétienne». Il ne parle pas de géostratégie, il parle de foi. Et il le fait au moment précis où Gaza se vide de ses vivants sous les bombes israéliennes, où les hôpitaux palestiniens deviennent des ruines fumantes, où des enfants sont enterrés dans des sacs de farine de l’ONU. Quand on lui demande ce qu’il en pense, Hegseth répond : «Israël mène le combat de tous ceux qui aiment la liberté». La mécanique cheneyienne fonctionne encore : réduire un peuple entier à l’état de menace, bénir ses bourreaux, expliquer que les morts civils sont un détail regrettable, mais nécessaire.
Et voici la transition que l’histoire retiendra peut-être : Netanyahu bombardant Rafah, Hegseth justifiant l’éradication, Cheney dormant sous marbre, et les peuples arabes contemplant la scène, seuls, épuisés, écartelés entre leurs tyrans internes et la froideur de l’Occident. Gaza n’est pas un accident, c’est la suite logique de Falloujah, c’est le prolongement colonial de la logique de guerre totale. Tout ce qui résiste à l’ordre américano-israélien devient cible militaire. Les mosquées, les universités, les ambulances : tout est «base terroriste» par décret.
Ce n’est pas un simple débat gauche-droite. C’est une guerre de sens. Hegseth parle d’un Occident pur qui doit se défendre, alors même que l’Occident finance, arme, justifie un siège qui prive deux millions de Palestiniens d’eau et de lumière. Il évoque la chevalerie, Malte, les croisades, tandis que des villages entiers en Cisjordanie sont vidés par des colons armés sous protection militaire. Il tatoue «kafir», comme on inscrit une frontière sur la peau. Eux et nous, les élus et les autres, les croyants et les sauvages. Et ce langage est maintenant celui du Pentagone.
Faut-il s’étonner si des millions de musulmans, du Caire à Jakarta, voient dans cette rhétorique la continuation d’un mépris séculaire ? Comment leur expliquer que ce n’est pas l’Occident qui les haït, mais seulement ses élites militaro-industrielles ? Car le système est huilé. Les guerres font vendre des armes, les armes font taire les peuples, et les morts ne votent pas. Le véritable blasphème n’est pas religieux, c’est l’indifférence.
Ce texte n’est pas un appel à la vengeance ni un refus de dialoguer. C’est un refus d’oublier. Refuser que l’on traite l’islam comme une maladie, que Gaza devienne un désert de tombes sans nom, que les croisés du XXIe siècle s’abritent derrière la Bible et la Constitution pour justifier le carnage. Cheney est mort. Mais tant que les bombes tombent sur Rafah, tant qu’un ministre de la Défense américain parle de croisade, tant que des idéologues bénissent le feu, alors sa haine respire encore.
Il ne s’agit pas de choisir entre l’Orient et l’Occident, entre islam et chrétienté. Il s’agit de choisir entre ceux qui croient que le monde peut se construire par la coexistence, et ceux qui ne savent bâtir que sur les ruines. Entre ceux qui voient dans l’autre un voisin, et ceux qui y voient un ennemi. Résister, aujourd’hui, ce n’est pas lever les armes, c’est lever la voix. C’est refuser la normalisation de la haine, dénoncer les mots qui préparent les guerres, protéger le droit de croire, de penser, de vivre sans être réduit à une cible.
Alors oui, Cheney est mort. Mais nous sommes vivants. Et tant que nous le sommes, nous avons le devoir de rester vigilants, de ne pas laisser la peur redevenir un gouvernement, ni la foi un prétexte pour tuer. Résister, c’est regarder Gaza, dire son nom, et refuser que l’on bâillonne l’humanité au nom de la sécurité. La guerre n’est pas notre destin. La vigilance, elle, est notre seule dignité.
L’Algérie, qui aujourd’hui fait face – souvent seule – à des manipulations de toute sorte, doit consolider son front intérieur, renforcer la société civile, défendre l’espace public contre les cabales et les conciliabules qui se nourrissent des peurs et des fractures anciennes. Voilà l’urgence. Pas pour cloîtrer la nation, mais pour la rendre à nouveau imperméable aux odeurs de pourrissement qui remontent des officines étrangères et des réseaux complices. Il faut restaurer des institutions capables de traduire la colère en réforme, la défiance en transparence et la mémoire en enseignement. Sinon, ce sont les mêmes scénarios de déstabilisation qui se répètent, réinjectés par des ennemis d’hier et de toujours. Ce renforcement n’est pas une fermeture, mais une armure civique, faite d’éducation, d’indépendance judiciaire, d’un corps médiatique libre mais responsable, et d’un engagement citoyen renouvelé.
Tant que les Etats et les sociétés ne bâtiront pas cette résilience, ils laisseront l’espace vide propice aux manigances qui profitent toujours aux puissances qui veulent diviser. En ce sens, la vigilance algérienne est une forme de patriotisme. Veiller à la république, c’est veiller à la dignité de tous ses habitants.
K. B.



