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Guerre des espions à Rabat : la boîte noire qui menace de faire vaciller le régime marocain

Par Mohamed K. – A Rabat, le silence feutré des palais et des services secrets s’est brisé. Ce qui n’était jusqu’ici qu’une rivalité de coulisses s’est mué en une guerre ouverte entre les deux principales agences de renseignement marocaines. Au centre de cette tempête, un homme, Mehdi Hijaoui, ex-numéro deux du renseignement extérieur, désormais fugitif et, selon, El-Independiente, «une boîte de secrets ambulante». Sa fuite, ses révélations potentielles et les luttes intestines qu’il a déclenchées menacent d’exposer les zones d’ombre du Makhzen à un moment crucial, celui de la préparation de la succession du roi Mohammed VI.

Deux services, une guerre larvée devenue ouverte

Depuis des décennies, le Maroc s’enorgueillit d’un appareil sécuritaire pilier de la sauvegarde du trône de plus en plus contesté. Mais, toujours selon le média espagnol très au fait du sérail marocain, ce système est aujourd’hui fracturé en deux camps irréconciliables. D’un côté, la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), dirigée par Abdellatif Hammouchi, également patron de la police. De l’autre, la Direction générale des études et de la documentation (DGED), le renseignement extérieur, sous la houlette de Yassine Mansouri, ami d’enfance du roi.

Entre ces deux pôles s’est installée une lutte d’influence féroce, nourrie par la méfiance, les ambitions et la perspective d’une transition monarchique. Et c’est la DGST qui, selon plusieurs sources marocaines citées par le média espagnol, a décidé de frapper la première.

Le 19 juin dernier, un site proche de la DGST a diffusé un podcast explosif accusant un haut cadre de la DGED, Mohamed Mokhtari, de participation au trafic de drogue. Jamais un service de renseignement marocain n’avait publiquement mis en cause un autre. En filigrane, c’est Mansouri lui-même, directeur de la DGED, qui était visé : «La DGST sait que certaines propriétés de Mansouri proviennent du trafic de drogue», confie une source à El-Independiente.

Ce coup de tonnerre marque une rupture : l’ère du secret absolu est révolue au sein du Makhzen, le cœur du pouvoir despotique marocain, secoué par des émeutes qui risquent de leur faire tomber.

Mehdi Hijaoui : le catalyseur d’une tempête

S’il n’est pas à l’origine du conflit, Mehdi Hijaoui en est devenu le symbole. Ancien bras droit de Mansouri à la DGED, puis conseiller de Fouad Ali El-Himma, proche du roi et véritable «vice-roi» du système, Hijaoui est aujourd’hui un fugitif traqué par la justice marocaine. Officiellement, il est poursuivi pour «escroquerie» et «émigration illégale». Officieusement, il est perçu comme le détenteur de secrets capables d’ébranler les plus hautes sphères du pouvoir.

«C’est l’un des hommes les mieux informés du Maroc depuis trente ans», confie une source anonyme au journal espagnol. Recruté très jeune, il a gravi les échelons jusqu’à devenir le véritable numéro un opérationnel du renseignement extérieur. Il a connu tous les grands patrons de la sécurité marocaine, participé à des opérations «sensibles» et, en tant que conseiller d’El-Himma, avait accès aux rapports de tous les autres services.

Son savoir s’étendrait jusqu’à l’utilisation du logiciel espion israélien Pegasus, que le Maroc a obtenu via les Emirats arabes unis pour espionner non seulement ses opposants, mais aussi des dirigeants étrangers, parmi lesquels Pedro Sanchez et Emmanuel Macron.

Drogue, financement occulte et luttes d’influence

Derrière la guerre entre la DGST et la DGED se cache, selon les révélations d’El-Independiente, une question bien plus triviale : l’argent. La DGST, qui disposerait de peu de fonds réservés, est impliquée dans le trafic de drogue pour financer ses opérations. «Chaque trafiquant doit verser une somme à un responsable local de la DGST, qui envoie ensuite l’argent à Rabat», assure une source citée par le média.

La DGED, de son côté, bénéficie d’un budget annuel supérieur à 80 millions d’euros, et a même financé la création du Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM), fondé en 2008 par El-Himma, avec plus de huit millions d’euros.

Ces accusations réciproques ne se limitent plus à des querelles administratives. Elles révèlent la guerre pour le contrôle du pouvoir économique et politique du royaume.

Le bras droit du roi, la vengeance et la peur

Pour plusieurs observateurs, la traque de Hijaoui ne serait pas une initiative isolée de Hammouchi, mais une opération orchestrée par Fouad Ali El-Himma lui-même. Ancien ministre, conseiller du roi, et figure centrale du Makhzen, El-Himma a voulu punir un homme en qui il avait placé sa confiance.

Selon El-Independiente, Hijaoui a été écarté en 2014 pour «une erreur grave», avant d’être rappelé trois ans plus tard comme conseiller personnel. Mais en se rapprochant du cercle des frères Abu Azaitar, amants du roi homosexuel, Hijaoui aurait franchi une ligne rouge. Sa loyauté, jadis sans faille, a suscité la suspicion des puissants.

En 2023, il a remis au roi un document intitulé «Livre blanc» sur la sécurité et la défense nationale, un geste perçu comme une tentative d’influence directe sur les orientations stratégiques du pays. Peu après, il devenait l’homme à abattre.

Répression et message au sein du régime

Depuis 2024, le royaume a déclenché une vaste opération de représailles : gels d’avoirs, arrestations de proches, condamnations de collaborateurs. Parmi les victimes, Khalid Bouatlaoui, frère du chef de la sécurité du prince héritier, condamné à trois ans de prison. Même la belle-sœur de Hijaoui a été brièvement incarcérée.

L’objectif, selon des analystes, est clair : envoyer un message à tous les membres du système. Quiconque tente de briser le pacte du silence, même sans se déclarer opposant, s’expose à la sanction.

Un conflit au cœur de la succession royale

Au-delà du feuilleton d’espionnage, cette guerre révèle les fractures du pouvoir marocain à l’approche d’une succession royale qui s’annonce délicate. Le futur souverain, le prince héritier, âgé de 22 ans, devra composer avec un appareil sécuritaire divisé et des clans en guerre.

Pour certains connaisseurs du régime, la bataille actuelle est une manière pour El-Himma et Hammouchi de «limiter les dégâts» avant le changement d’ère. Conscients que le futur roi cherchera à s’émanciper de leurs réseaux, ils tentent d’affaiblir leurs rivaux et de préserver leur influence.

Mais la fuite de Mehdi Hijaoui, désormais protégé à l’étranger – peut-être en Europe, selon plusieurs rumeurs –, fait planer une menace plus grande encore. L’ex-espion, qui a engagé deux avocats français réputés pour leur hostilité au Makhzen, pourrait décider de «tirer la couverture» sur des décennies de secrets : opérations extérieures, financements illégaux, corruption d’Etat, voire dossiers touchant à la famille royale.

Un thriller politique aux conséquences imprévisibles

«Ce qui se joue aujourd’hui à Rabat dépasse une simple querelle d’appareil», résume un ancien diplomate cité par El-Independiente. «C’est un affrontement pour le contrôle du futur. Et dans cette guerre intestine, la vérité n’est qu’une arme parmi d’autres», fait-il remarquer.

Alors que le pouvoir tente de maintenir le couvercle sur cette marmite bouillante, une question hante les couloirs du palais royal : que sait exactement Mehdi Hijaoui ? Car si l’ancien espion décide de révéler ce qu’il a vu, entendu et signé au fil de trois décennies dans les arcanes du pouvoir, le royaume pourrait bien se retrouver face à la plus grave crise de son histoire récente. Une guerre de secrets où chaque révélation pourrait sonner comme un coup d’Etat silencieux.

M. K.