Par Saâd Hamidi – Deux cent mille tonnes de bombes pour deux millions d’âmes. Cent kilos d’explosifs pour chaque être humain. Et le monde regarde, calcule, temporise. Comme si la douleur d’un peuple pouvait devenir un simple bruit de fond.
Je ne parle pas pour convaincre, mais pour témoigner. Que nul, demain, ne puisse dire : je ne savais pas. Le silence est un crime par omission. Il y a ceux qui tuent, et ceux qui se taisent. Ceux qui justifient, et ceux qui détournent le regard.
Sous les ruines de Gaza, il n’y a pas seulement des corps – il y a l’échec moral d’un siècle qui s’était cru civilisé. Oui, les héritiers des Lumières, les philosophes, les politiciens : pour le mondain Raphaël Enthoven, le génocide de Gaza ne serait qu’une «fable». Pour Michel Onfray, les Palestiniens, ce sont des pleurnichards. Pour Julien Dray, les Gazaouis peuvent savourer des glaces au bord de la mer comme à Paris, etc.
On nous parle de «riposte», de «légitime défense», d’«équilibre des forces».
Mais quand un peuple assiégé depuis vingt ans reçoit sur lui la fureur du feu et du fer, il ne s’agit plus d’une guerre : c’est un effacement.
Et les chancelleries, les diplomates, les moralistes de plateau en deviennent les comptables.
J’accuse sans colère, mais avec mémoire. Et je n’oublierai jamais cette infamie qui voulait faire porter le fardeau à la résistance palestinienne pour la rendre complice de la barbarie génocidaire de l’occupant sioniste. Rousseau disait : «J’admire les paysans, ils ne sont pas assez intelligents pour raisonner de travers.»
J’accuse le silence des puissants, qui comptent les morts comme des statistiques.
J’accuse les experts du confort, qui relativisent l’horreur pour préserver leur neutralité.
J’accuse ceux qui détournent leurs yeux de l’essentiel et portent leur regard sur des arguments spécieux.
J’accuse les médias qui pleurent les victimes de l’occupant, mais taisent celles de l’occupation.
J’accuse les institutions qui ont transformé le droit international en décor de cérémonie.
Et j’accuse nos propres consciences, parfois fatiguées, parfois complices – chaque fois que nous disons : «C’est compliqué.»
De la Casbah à Gaza, la même poussière.
J’ai vu, dans les pierres d’Alger, le même éclat que dans celles de Rafah. J’ai entendu, sous les gravats, les voix mêlées innocentes de petit Omar et de Hynd Rajab…
Ce n’est pas la résistance qui crée la violence, mais l’oppresseur qui la rend nécessaire.
Frantz Fanon l’avait écrit : «La violence est une force nécessaire pour détruire l’ordre colonial et libérer l’homme opprimé.»
Et l’histoire l’a confirmé : de novembre 1954 à octobre 2023, la dignité humaine se paie toujours en sang.
Réduire la résistance palestinienne au seul Hamas, c’est nier la profondeur d’un peuple. C’est atroce et abominable. C’est oublier que dans chaque ruelle de Gaza, il y a une femme, un vieillard, un étudiant, un médecin, qui continue de croire que la vie vaut encore d’être vécue.
La foi et la flamme.
Il fut un temps où Saladin libéra Jérusalem sans haine, avec pour seule arme la certitude que la justice finit toujours par se lever. Cette foi – là n’est pas religieuse, elle est ontologique : elle dit que l’homme, même acculé, n’abandonne pas son âme. Aujourd’hui encore, à Gaza, cette flamme persiste.
Elle brûle dans les écoles détruites, dans les hôpitaux éventrés et sans électricité, dans les yeux de ceux qui enterrent sans linceul.
Et pendant que les grandes capitales diplomatiques pèsent les mots, un peuple continue de résister pour que le monde ne devienne pas totalement inhumain.
Ce que nous apprend la poussière.
A chaque fois qu’un bâtiment s’effondre, une vérité se relève : la Palestine n’est pas un conflit, c’est un miroir. Ce qu’on laisse faire là-bas, on l’autorise partout ailleurs.
L’indifférence est une contagion – et elle se propage plus vite que les bombes.
Alors je témoigne, non pour une cause, mais pour une vérité : celle qu’un peuple occupé a le droit de dire non. Celle que l’humanité ne se mesure pas aux discours, mais à la capacité de s’indigner.
Mémoire et serment.
Un jour viendra où les archives parleront, où les chiffres se feront visages, où les bourreaux chercheront des excuses. Et comme à Nuremberg, ils diront : «Je ne savais pas.» Mais nous, nous saurons. Nous aurons vu, entendu, gardé mémoire.
Je ne parle pas pour convaincre, mais pour témoigner. Que nul, demain, ne puisse dire : je ne savais pas.
S. H.



