Une contribution de Khaled Boulaziz – Il faut les voir entrer en scène, Jared Kushner et Steve Witkoff : deux lutins de Wall Street grimés en messagers de paix. Derrière leurs sourires amidonnés, le Diable se cache dans la paperasse. Ils arrivent, dossiers sous le bras, promettant la réconciliation du Maghreb. Mais qu’on gratte un peu le vernis de leurs bonnes intentions, et ce n’est pas la colombe qu’on aperçoit – c’est le shekel, brillant, obstiné, obsédant. Car sous cette «initiative de paix» entre le Maroc et l’Algérie, il ne faut pas chercher la fraternité ; il faut chercher la monnaie d’échange.
Kushner, visage de cire et regard d’embaumé, parle comme on débite une homélie d’entreprise. Il a la pâleur des apôtres du néant, la morgue tranquille de ceux qui croient que tout se vend, même la paix. Son visage ne vit pas : il calcule. À chaque syllabe, il mesure la rentabilité du mot. À côté de lui, Witkoff sourit, le portefeuille pour bréviaire. L’un psalmodie les «valeurs de réconciliation», l’autre griffonne déjà les marges. Ils sont les nouveaux agents d’un vieux projet : faire de la diplomatie américaine la succursale éternelle d’un Etat qui, depuis 1948, transforme ses guerres en croisades morales.
L’Amérique n’envoie plus des diplomates ; elle envoie des promoteurs. Et ces deux-là, sortis de la même matrice trumpienne, ne dérogent pas à la règle : tout ce qu’ils touchent devient contrat. Leur «mission de paix» n’est qu’un prolongement du bureau de vente des Accords d’Abraham : le commerce de la normalisation, la foi en solde, la géopolitique transformée en agence immobilière. Ils parlent de fraternité maghrébine mais pensent pipeline, phosphate, corridors d’influence, concessions d’Etat à Etat. Derrière le mot «accord», il faut lire «contrat» ; derrière «paix», il faut lire «partage de bénéfices».
L’initiative Kushner-Witkoff n’est pas un acte diplomatique ; c’est un placement. Le duo agit en missionnaires d’un Evangile pécuniaire : la «stabilité» comme produit, la «coopération» comme façade. Mais ne soyons pas dupes : leur but premier n’est pas de réconcilier Alger et Rabat ; il est de verrouiller la région dans le sillage israélo-américain. Chaque mot de leurs communiqués respire le même dogme : la sécurité d’Israël avant tout, toujours, partout. La diplomatie américaine ne parle plus arabe : elle parle hébreu financier.
Le Diable, ici, ne porte plus de trident : il porte un badge officiel. Il a pour mission de pacifier les résistances, d’amadouer les derniers récalcitrants. L’Algérie, par sa mémoire et son refus, reste une anomalie. Elle dérange l’ordre nouveau des «accords normalisés», cet univers moral où l’on massacre un peuple et où l’on demande aux survivants de signer un protocole de paix. Kushner le sait : l’Algérie ne s’achète pas. Alors on enrobe la pression d’une couche de miel diplomatique : «réconciliation maghrébine», «intégration économique», «avenir partagé». Chaque formule cache un piège ; chaque sourire, un contrat à clauses secrètes.
Il y a, dans leurs discours, une ironie d’enfer. Ils parlent de «paix» comme on vend un produit de beauté : emballage doré, contenu toxique. Ils brandissent des cartes, tracent des lignes, esquissent des corridors, comme si les nations étaient des terrains vagues à aménager. Et l’on voudrait que l’Algérie applaudisse, qu’elle se laisse redessiner au compas d’un banquier new-yorkais. Quelle audace ! Quelle indécence ! Derrière leurs mines compassées, ces deux lutins rejouent l’antique partition de Washington : imposer à coups de chèques ce que les peuples refusent à coups de mémoire.
Mais il faut leur rendre justice : ils ne trichent pas sur leurs priorités. Pour eux, tout commence et finit à Jérusalem. Kushner, dans ses rares élans mystiques, parle de «rêve d’unité régionale». Traduire : élargir le marché de la normalisation israélienne. Witkoff, lui, parle peu : il compte. Ce silence d’homme d’affaires vaut toutes les déclarations d’intention. Derrière son mutisme poli, il y a le calcul froid d’un monde où la Palestine ne rapporte plus, où la résistance n’a pas de rendement.
Leur initiative n’a rien de sincère : c’est une extension du Deal of the Century sous un autre nom. On ne réconcilie pas les nations, on les aligne. On ne soigne pas les blessures, on vend des pansements estampillés «made in Tel-Aviv». Le Maroc joue le rôle du bon élève : reconnaissance d’Israël, gratitude de Washington. L’Algérie, elle, demeure la tache sur la carte, le caillou dans la chaussure de l’Empire. Alors on envoie les lutins, sourire en poche, pour «adoucir les tensions». La diplomatie transformée en théâtre d’ombres ; la morale en paravent ; la mémoire en variable d’ajustement.
Et toujours, sous la table, le Diable compte. Le shekel circule, invisible, mais omniprésent : c’est la véritable devise de cette «initiative». Derrière le mot «coopération» se cache un projet d’asservissement économique. Derrière «dialogue», une surveillance. Derrière «accord», un alignement politique imposé. Tout est prêt, tout est ficelé, tout est calculé. Les peuples, eux, ne sont pas invités : ils assistent, bouche close, à la mise aux enchères de leur propre avenir.
Cette histoire n’est pas nouvelle. Depuis Kissinger jusqu’à Blinken, le département d’Etat s’est habitué à cette logique de vassalité stratégique : on habille la défense d’Israël des atours de la «stabilité régionale». Les lutins d’aujourd’hui ne font qu’en poursuivre la mélodie, avec moins de talent et plus d’arrogance. Ce n’est plus la diplomatie du verbe, c’est celle du tableau Excel : colonnes, bénéfices, livrables. On ne discute pas, on chiffre. On ne négocie pas, on signe. Et si l’Algérie refuse, on la dépeint comme l’ennemie de la paix.
Mais qu’ils se rassurent, nos deux émissaires du Diable : leur illusion tiendra peut-être une saison. L’histoire, elle, n’a jamais eu pitié des faussaires. Les peuples voient, retiennent, attendent. L’Algérie ne se vendra pas pour un pipeline ni pour un siège à une table viciée. Et quand Kushner, avec son visage blafard d’embaumé, récite ses sermons financiers, il ne parle pas à l’avenir : il parle au néant. Le Diable, même travesti en diplomate, reste ce qu’il est : un comptable de ruines.
Et là-bas, dans le désert, un Fennec observe la scène. Ses yeux mi-clos scintillent de malice. Il a tout vu : les cartes, les promesses, les mensonges polis. Il sourit, imperceptiblement. Le vent soulève un peu de sable autour de sa tanière, puis s’apaise. Il sait attendre. Il murmure, à voix basse, presque amusé : – Allez, petits lutins… venez donc. Je suis là. Je vous attends.
K. B.



